31/10/11

Grèce: la dette, une affaire d'État

Nicolas Bloudanis
Il y a un malentendu grec au sein de l’Union européenne. 
Alors qu’il ne viendrait à l’idée de personne d’évoquer l’Empire romain en parlant de l’Italie de Silvio Berlusconi, rares sont ceux qui ne font pas le lien entre la Grèce antique et la Grèce moderne. 

Comme si le glorieux passé des Grecs leur avait donné une traite sur le présent. C’est ainsi pour son «apport à la civilisation européenne» que Valéry Giscard d’Estaing obtint, en 1981,
l’adhésion de ce pays à la CEE alors qu’il ne remplissait aucun des critères nécessaires. 
En 2002, Athènes fut admise dans l’euro quasiment pour les mêmes raisons alors que tout le monde savait pertinemment qu’elle n’était économiquement pas prête. Et aujourd’hui, on n’hésite pas à invoquer les mânes d’Aristote pour justifier le coûteux sauvetage financier d’un pays en faillite. 
Pourtant, la Grèce moderne, dont l’histoire débute avec l’indépendance de 1828, n’a plus grand-chose en commun avec la Grèce antique : quatre siècles d’occupation ottomane sont passés par là.


L’historien grec Nicolas Bloudanis, 54 ans, qui vit à Patmos (l’île où fut déporté l’évangéliste Jean qui y écrivit l’Apocalypse), vient de publier Faillites grecques : une fatalité historique (éditions Xérolas). Il est aussi l’auteur d’une Histoire de la Grèce moderne, 1828-2010, mythes et réalités (Xérolas). Il propose une vision décapante de l’histoire grecque moderne, débarrassée de ses clichés nationalistes, éclairant d’un jour nouveau la crise de la dette publique qui menace la stabilité de la zone euro.


Peut-on dire que la Grèce est un pays sans État ?
Il y a un État en Grèce, mais il fonctionne par intermittence. Cela a été le cas, par exemple, du lendemain de la guerre civile, en 1950, à la fin de la dictature des colonels en 1974. Mais chaque fois que l’État a plus ou moins bien fonctionné, il s’agissait d’un État autoritaire où les libertés politiques et civiles étaient limitées. Sans parler des années de dictature, il y a eu des périodes de l’histoire grecque où l’Etat était tenu par une très forte personnalité, comme Elefthérios Venizélos au début du siècle ou Constantin Caramanlis dans les années 50-60. Dans la mémoire collective grecque, l’État est donc un État autoritaire dont il convient de se méfier.


La Grèce est sous tutelle européenne. Or, ce n’est pas la première fois qu’elle se retrouve dans cette situation…


Effectivement, après la faillite de 1893, la Grèce a été mise sous tutelle en 1897 par ses créanciers, soit principalement la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne, ce qui a eu un effet positif, même si 10% de sa population a émigré. 
La tutelle de l’époque, qui a pris la forme d’une Commission financière internationale (CFI) installée à Athènes et chargée de contrôler directement le budget de l’État, a permis de construire un État. 
La situation financière et économique s’est améliorée, les détournements et abus qui caractérisaient la Grèce de l’époque (entre 1828 et 1892, 75% du total des emprunts ont été détournés par la classe politique) ont été limités et le pays a pu emprunter à nouveau pour effectuer d’importants travaux d’infrastructures qui faisaient cruellement défaut, l’Empire ottoman n’ayant pas laissé grand-chose derrière lui.


Surtout, une bourgeoisie moderne et un capitalisme local ont pu enfin émerger : elle a pris le pouvoir en 1909 en portant à la tête du gouvernement, Elefthérios Venizélos, le chef du Parti libéral. Une nouvelle Constitution a permis d’assainir la vie politique et la justice, l’administration a commencé à être purgée de ses éléments corrompus, des réformes sociales ont été votées (impôt sur le revenu, réforme agraire, etc.). La société grecque s’engage enfin sur la voie de la modernisation.


Mais la guerre contre la Turquie a stoppé net ce mouvement…
La Grèce voulait achever la libération des territoires (Macédoine, Épire, Crète…) et des populations grecques encore sous domination ottomane. Les guerres balkaniques, qui débutent en 1912 et s’achèvent par le traité de Londres en 1913, ont été des succès : le territoire triple de taille et la population passe de 2,5 millions à 5 millions.


La Première Guerre mondiale permet encore de s’étendre en Thrace et en Anatolie (autour de Smyrne), la côte Turque actuelle. Mais cette «Grande Grèce» réveille le nationalisme turc. Une nouvelle guerre se termine par un désastre : le traité de Lausanne de 1923 signe la perte de Smyrne et de la Thrace et 1,2 million de Grecs vivant en Asie mineure depuis deux millénaires doivent s’installer dans une Grèce ruinée par dix ans de guerre. Imaginez le choc : 1,2 million de personnes pour une population de 5 millions. 
Surtout, cet afflux de population venue d’Asie mineure a ramené la Grèce aux traditions orientales de ses débuts, un siècle plus tôt : leur esprit levantin, fait d’habilité, de compromis et de finesse, mais aussi de passivité et d’indifférence politiques, fruits de la réalité de l’Empire ottoman du XIXe siècle, a renforcé le clientélisme et la corruption qui commençaient à s’estomper.


La classe politique grecque acquiert à cette époque les traits qui la caractérisent encore aujourd’hui.
Cette classe politique commence alors à se préoccuper davantage du maintien de son pouvoir et des privilèges qui en découlent, que de l’intérêt de l’État. Elle acquiert sa «conscience» propre lors des périodes de dictature, comme celle du général Métaxas, en 1936-1940, ou des colonels, entre 1967 et 1974 : ces régimes autoritaires constituent en effet de rudes concurrents pour les politiciens, notamment au niveau des privilèges et des possibilités d’enrichissement réservés aux détenteurs du pouvoir. Tant avant la guerre qu’au début des années 70, on a vu se développer une convergence d’intérêts et une solidarité entre factions politiques auparavant ennemies, et qui avaient perdu leurs privilèges…


Après le rétablissement de la démocratie en 1974, une partie de la gauche grecque, jusque-là pestiférée du fait de la guerre civile (1946-1949), a aussi été intégrée dans la «famille». A de rares exceptions près, cette situation n’a pas changé. Aujourd’hui encore, alors qu’on demande d’énormes sacrifices à la population, les députés et politiciens de tous bords refusent obstinément de baisser leurs salaires, pourtant démesurés, ou de se défaire d’un iota de leurs privilèges.


La seconde faillite, celle de 1932, est-elle due à cette impéritie de l’État ?
Je ne l’affirmerai pas. La période 1929-1932 a été, économiquement parlant, beaucoup plus difficile que ce que nous vivons aujourd’hui et de nombreux États ont fait faillite, comme l’Autriche, la Bulgarie, ou même l’Allemagne. La Grèce ne pouvait en outre se permettre de dilapider la totalité des crédits étrangers qu’elle avait obtenus entre 1924 et 1930, car la plupart de ceux-ci étaient gérés par la Société des nations et servaient au reclassement des 1,2 million de réfugiés de 1922-1923.


Par ailleurs, l’État grec restait formellement sous tutelle : la Commission financière internationale créée en 1897 a en effet siégé à Athènes jusqu’en 1936. Peu de pays dans la situation de la Grèce auraient pu s’en sortir différemment. Finalement, les gouvernements grecs ont négocié chaque année le service de la dette avec les créanciers et en ont assuré entre 30 et 45%. Les procédures de remboursement ont par la suite été redéfinies en 1944-1945 et se sont terminées en 1969.


Les Américains, lors du plan Marshall, se heurtent aussi à la «réalité grecque»…
En 1947-1949, les États-Unis, comme condition de leur aide financière, ont exigé un assainissement des pratiques économiques et de la situation sociale du pays. Paul Porter, qui était à la tête de la commission chargée de l’évaluation de la situation grecque en 1947-1948, décrit ainsi l’état du pays dans son rapport au Congrès : «Le niveau de vie extrêmement bas de la population est le facteur principal de la tension sociale qui caractérise la Grèce. L’économie se trouve au point mort, alors que des sommes fabuleuses sont englouties dans des opérations financières frauduleuses et pour l’importation de produits de luxe. Le gouvernement n’a d’autre politique que de mendier sans cesse l’aide étrangère afin de maintenir son pouvoir et préserver les intérêts de la clique de marchands et de banquiers… décidée à défendre à tout prix ses intérêts sans se préoccuper de ce que cela peut coûter au pays.» Évidemment, monsieur Porter était un homme du New Deal.


Le traitement de choc qu’infligent à la Grèce depuis deux ans l’Union européenne et le Fonds monétaire international est-il adapté à ce pays ?
La structure économique de la Grèce, largement étatisée, l’apparente davantage aux pays d’Europe de l’Est sortant du communisme au début des années 90. 
Il faudrait donc plutôt lui appliquer les recettes qu’on a utilisées pour les anciennes «démocraties populaires» en transition, notamment en privatisant les entreprises publiques et en réduisant drastiquement la taille de la fonction publique. 
Il faut aussi s’attaquer à l’immunité fiscale dont jouissent les professions libérales et l’Église orthodoxe. 


Accabler les citoyens de taxes nouvelles, alors même que le système fiscal ne fonctionne que très imparfaitement, ne sert pas à grand-chose sinon à alimenter le sentiment d’injustice sociale pour ceux qui ne peuvent échapper à l’impôt. Faute d’avoir posé le bon diagnostic, le malade reçoit un traitement inadapté et son état s’aggrave à l’inverse de ce qui se passe, par exemple, en Irlande.


L’économie grecque n’est donc pas une économie de marché ?
Ce n’est pas une économie de marché fonctionnelle, même s’il existe en Grèce, à côté du secteur public, un secteur privé important. Le problème est qu’il est essentiellement composé d’entreprises minuscules (entre un et dix travailleurs), qui vont de la taverne à la petite manufacture en passant par l’artisan. Il y a aussi quelques grandes entreprises privées, surtout dans l’armement maritime, qui, parce qu’elles sont en contact avec l’économie mondiale, fonctionnent efficacement. Mais elles sont une exception. Tout le reste de l’économie est contrôlé par l’État.


Comment en est-on arrivé là ?
Jusqu’à la fin des années 70, la Grèce n’était pas vraiment une exception en Europe. C’était alors le règne de «l’économie mixte de marché», l’État contrôlant un grand nombre d’entreprises, que ce soit en France ou en Grande-Bretagne. Au début des années 80, ce modèle, à tort ou à raison, a été remis en cause par l’idéologie libérale venue des pays anglo-saxons et cela a conduit à un reflux de l’État du secteur économique.
Ce mouvement a eu lieu partout, sauf en Grèce. Sans doute parce que l’Etat grec a dû suppléer tout au long de l’histoire moderne du pays aux défaillances du capital local qui a rarement investi sur place : l’État a dû créer lui-même des entreprises ou des infrastructures industrielles.


Le pire est que la Grèce, petit pays dépendant totalement de son environnement international, a même navigué à contre-courant en étatisant davantage son économie à partir de 1981, avec l’arrivée au pouvoir du Pasok (Parti socialiste) d’Andréas Papandréou, le père de l’actuel Premier ministre. Ainsi, entre 1981 et 1985, pas moins de 230 entreprises ont été nationalisées. Aujourd’hui, l’État emploie directement ou indirectement 45% de la population active. En France, il y a certes eu les nationalisations de 1982, mais on a reprivatisé à partir de 1986.


Cette étatisation n’a pas été un succès…
C’est même un échec patent. Les entreprises publiques sont peu compétitives et innovantes : il faut dire qu’elles comptent un personnel pléthorique bien mieux payé que les salariés du privé, mais largement incompétent car nommé selon des critères politiques. Pis : elles sont quasiment cogérées par les syndicats qui ont leur mot à dire sur les choix stratégiques, mais sans que leurs représentants en aient la capacité. Le bilan de la politique économique du Pasok est catastrophique. Les seuls points positifs sont le chômage réduit, puisque l’État a créé des dizaines de milliers d’emplois «fictifs», et mis en place une sécurité sociale relativement avancée.


Le Parti socialiste a donc une forte responsabilité dans le dérapage des comptes publics grecs ?
Andréas Papandréou a construit un «socialisme à crédit». Mais il n’est pas le seul responsable : la droite est tout aussi étatiste que le Pasok. Autant dire que la crise de la dette publique ne date pas de 2009, même si les marchés ont mis du temps à s’apercevoir qu’il y avait un problème. La classe politique grecque a toujours dramatiquement confondu revenus et emprunts. Surtout depuis que l’adhésion de la Grèce à l’euro, en 2002, lui a permis d’emprunter presqu’aux mêmes conditions que l’Allemagne.
Rares sont ceux qui ont essayé de réagir. 
Il faut bien comprendre que la classe politique ne veut pas d’une remise en cause de cette politique étatiste, car elle permet de se constituer des clientèles politiques. 
On ne vote pas pour des idéologies en Grèce, on vote pour celui qui vous aidera matériellement. 
Les partis politiques sont d’ailleurs structurés autour de grandes familles : fils, neveux, protégés restent fidèles à l’ancien. 
Ainsi, on peut trouver au sein du Pasok, le parti qui a le plus dirigé le pays ces trente dernières années, des gens de sensibilité d’extrême droite, mais qui y sont fidèles par tradition familiale. Ce système clientéliste, qui est la base de la société grecque, date du XIXe siècle et de l’indépendance.


En 2002, la Grèce n’aurait donc pas dû entrer dans la zone euro ?
Objectivement, non. 
Mais en 2001, l’Allemagne et la France, qui voulaient qu’il y ait le plus de pays possible dans la zone euro, ont fait pression sur la Commission pour qu’elle puisse les rejoindre. 
Cela étant, cette adhésion aurait pu faire du bien à la Grèce : jusqu’en 2005, il était encore possible de redresser la situation. Mais le gouvernement de droite de Costas Caramanlis junior (neveu de Constantin Caramanlis), élu en 2004, n’a strictement rien fait par peur de déplaire à sa clientèle : aucune privatisation, aucune réduction de la fonction publique, aucune réforme de l’État n’ont eu lieu.


Et lorsque le Pasok est revenu au pouvoir en octobre 2009, il était trop tard : la situation budgétaire échappait déjà à tout contrôle. 
Aujourd’hui, l’appartenance de la Grèce à la zone euro est un fait : la tutelle fédérale qu’elle subit, conséquence directe de son choix pour l’Europe, peut être positive. 
Elle va l’obliger à bâtir un État de droit, une économie de marché digne de ce nom et en finir avec les illusions sur la soi-disant «réalité grecque» qui excusait toutes les dérives.


N.B.: cet entretien est paru dans le supplément week-end de Libération daté de samedi. Rédigé le dimanche 30 octobre 2011 à 18:30 


Πηγή: Libération

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